Réserver une Première en Alpinisme : Mythe ou Réalité ? Éthique et Règles en Montagne
Imaginez. Des mois, voire des années, à rêver d’une ligne parfaite sur une paroi vierge. Des heures à étudier la météo, à préparer le matériel, à s’entraîner sans relâche. Et puis, le drame : une autre cordée, plus rapide ou plus opportuniste, réalise la première ascension que vous convoitiez tant. Le cœur se serre, la frustration est immense. C’est un scénario classique en montagne, un drame ordinaire qui soulève une question fondamentale : l’exclusivité d’un projet a-t-elle sa place en alpinisme ? Peut-on réellement « réserver » une ouverture ou une première ?
La réponse courte est non. Il n’existe aucun bureau des réservations pour les sommets, aucune loi gravée dans le rocher. Pourtant, derrière cette apparente liberté totale se cache un univers complexe de règles non écrites, de respect mutuel et d’une éthique de l’alpinisme forte. Pour comprendre ces dynamiques, nous avons interrogé deux figures de l’alpinisme aux profils complémentaires : le guide expérimenté Stéphane Benoist et le jeune grimpeur talentueux Esteban Daligault.
La montagne : un espace de liberté avant tout
Le principe fondamental qui régit le monde de l’alpinisme est celui de la liberté. La montagne est perçue comme l’un des derniers espaces où la réglementation humaine reste minimale. C’est un terrain d’aventure où chacun est libre de tenter sa chance, de mesurer ses compétences face aux éléments.
Une absence de réglementation formelle
Contrairement à de nombreux autres sports, il n’y a pas de fédération internationale qui dicte des règles sur la “propriété” d’un itinéraire. Vous ne pouvez pas déposer un brevet sur une voie ou planter un drapeau pour en interdire l’accès. Cette absence de cadre formel est une valeur précieuse pour la communauté des alpinistes.
Le guide de haute montagne et alpiniste chevronné Stéphane Benoist le résume parfaitement : « La montagne est un espace de liberté où l’on ne peut pas réserver un itinéraire ». (Source). Cette vision est largement partagée. Tenter de réglementer l’accès aux voies vierges irait à l’encontre de l’esprit même de l’alpinisme, qui est une quête d’autonomie et de responsabilité.
L’intelligence collective comme garde-fou
Cette liberté implique une grande maturité de la part des pratiquants. Comme le souligne Stéphane Benoist, tant que les alpinistes parviennent à gérer les situations avec intelligence et respect, il est probable que l’on échappe à des réglementations plus strictes. La communauté s’autorégule grâce à un ensemble de valeurs partagées, bien plus puissantes que n’importe quel texte de loi.
L’éthique, la véritable règle du jeu en alpinisme
Si la loi n’existe pas, une éthique forte et des conventions tacites prennent le relais. C’est là que la situation se complexifie et que les émotions entrent en jeu. Car si personne ne “possède” une voie, l’investissement personnel crée une forme de légitimité.
La priorité morale : une reconnaissance du travail accompli
Le concept clé est celui de la priorité morale. Une cordée qui passe des semaines à nettoyer une ligne, à purger les pierres instables, à étudier les passages et à équiper un minimum pour la sécurité, s’investit corps et âme dans un projet. Cet engagement profond lui confère une légitimité reconnue par le milieu.
Esteban Daligault, grimpeur et ouvreur, explique cette règle implicite : « Il existe une priorité morale implicite pour celui qui découvre, nettoie et s’investit dans une nouvelle voie. » (Source). Il ne s’agit pas d’un titre de propriété, mais d’une forme de respect entre alpinistes pour le travail fourni. Doubler une équipe qui a tant investi est généralement très mal perçu. C’est considéré comme un manque d’élégance et une violation de cette éthique.
Quand la passion mène au conflit de première ascension
Se faire “voler” un projet est une expérience douloureuse. La déception est souvent immense, car elle touche à l’intime, au rêve et à l’investissement personnel. Un conflit pour une première ascension en montagne peut mener à des tensions et des échanges vifs entre alpinistes.
L’enjeu n’est pas seulement sportif, il est aussi émotionnel. La première ascension d’une voie est un acte créatif, une manière de laisser sa trace dans l’histoire de la montagne. Se voir privé de ce moment peut être vécu comme une véritable injustice, même si aucune règle formelle n’a été enfreinte.
L’impact de la médiatisation numérique sur la course à la première
Le phénomène de “course à la première” n’est pas nouveau, mais il semble s’être intensifié ces dernières années. Une des raisons principales est l’avènement des réseaux sociaux et des médias numériques.
Autrefois, les projets restaient relativement confidentiels. Aujourd’hui, une simple photo sur Instagram peut révéler un projet à des milliers de personnes, augmentant ainsi la “concurrence”. Stéphane Benoist analyse cette évolution : « Si cette tendance est constatée, c’est certainement lié aux niveaux de communication et de médiatisation actuels. […] Aujourd’hui grâce au numérique, cela concerne un plus grand nombre de pratiquants, ce qui augmente la concurrence et le partage d’objectifs similaires. » (Source).
Cette visibilité accrue oblige les alpinistes à être plus discrets sur leurs projets ou plus rapides pour les concrétiser, ajoutant une pression supplémentaire à l’aventure.
Ouvrir vs. Performer : deux logiques bien distinctes
Pour y voir plus clair, il est essentiel de faire une distinction fondamentale, comme le rappelle Esteban Daligault : la différence entre l’ouverture d’une voie vierge et la performance sur une voie existante.
- L’ouverture d’une voie est un processus de création. C’est imaginer une ligne, la rendre possible et la gravir pour la première fois. C’est ici que la priorité morale liée à l’investissement prend tout son sens.
- La performance sur une voie existante consiste à répéter un itinéraire, souvent en cherchant à le faire plus vite, dans un style plus pur (en libre, en hivernale, etc.). Dans ce cas, la logique est différente. Une fois ouverte, une voie devient un terrain de jeu partagé.
Comme le dit Esteban, « il n’y a pas de raison d’avoir main mise lorsqu’il s’agit de performance et c’est ce qui permet de rajouter compétitivité dans notre milieu où les règles ne sont qu’éthiques. » (Source). La compétition est alors saine et encouragée, car elle pousse le niveau vers le haut.
Comment naviguer ces eaux troubles ? Conseils de bonne conduite
Pour les alpinistes qui rêvent de premières, voici quelques pistes pour aborder ces situations complexes avec sérénité et respect :
- Communiquez : Avant de vous lancer dans un projet évident, renseignez-vous. Parlez aux grimpeurs locaux, aux gardiens de refuge. L’information circule vite en montagne. Si vous apprenez qu’une autre cordée est déjà investie, le dialogue est la meilleure solution.
- Respectez le travail : Si vous trouvez du matériel en place ou des signes évidents de nettoyage, considérez que le projet est “en cours”. Respecter la priorité morale de l’ouvreur est la base de l’éthique.
- Soyez transparent : Si vous décidez de vous lancer malgré tout dans un projet convoité, soyez transparent sur vos intentions. Cacher ses plans est souvent source de conflits.
- Gérez vos émotions : Se faire doubler est frustrant, mais cela fait partie du jeu. La montagne sera toujours là, et d’innombrables autres lignes attendent d’être découvertes.
Conclusion : une affaire de respect et de passion partagée
En définitive, on ne peut pas réserver une première en alpinisme. La montagne reste un formidable espace de liberté, et c’est ce qui fait sa magie. Mais cette liberté ne signifie pas que tout est permis. Elle repose sur un socle de valeurs solides : le respect du milieu naturel, le respect des autres pratiquants et le respect du travail accompli.
L’éthique et les règles non écrites sont les véritables piliers qui permettent à la communauté de fonctionner harmonieusement. Elles rappellent que l’alpinisme est bien plus qu’une simple performance sportive ; c’est une aventure humaine, une école de patience, d’humilité et de respect mutuel. La plus belle des réussites est peut-être celle qui se partage, dans un esprit de camaraderie et de passion commune pour les sommets.



